mardi 24 janvier 2012

La défaite de la chasse française expliquée (partiellement) par la "viscosité administrative" (Révisé 22 / 07 / 2024 ***)


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La viscosité est une caractéristique qui se définit par la tendance d'une substance à coller partout associée à une certaine résistance à tout déplacement des solides à laquelle elle colle. 

Par exemple, l'huile de moteur a une très forte viscosité par rapport à l'eau. C'est ce qui lui permet de lubrifier les moteurs.

J'ai plusieurs exemples à donner de cette "viscosité administrative" qui affectait (déjà) les décisions de nos ministères pendant les années 1930 (le problème du logiciel Louvois pour assurer les salaires de la Défense Nationale est l'illustration de sa pérennité au XXIième siècle).


I - Le problème de l'essence pour avion 


J'ai dit, dans un précédent message, tout le mal que je pensais du choix de la standardisation du moteur Hispano-Suiza 12 Y 31, au moment même où le motoriste avait sorti le 12 Y 29, bien plus performant sur tous les plans. 

La raison en était le refus d'avoir à employer l'essence à 100° d'octane, plus chère que la 85°.


Si le MS 405 était aussi bon que le CEMA l'affirmait, il eut été intelligent de le commander sans attendre - en quantité suffisante pour armer un groupe (24 exemplaires) - ce qui aurait permis de mettre en place la politique industrielle indispensable. 

Si un concurrent - le Nieuport 161, par exemple - se montrait clairement plus performant, alors il n'y avait aucun inconvénient à le commander en plus, et même d'en faire le vrai chasseur standard. 

Ceci s'appelle la capacité d'adaptation rapide à une situation donnée. 

On  parlerait maintenant de réactivité.


C'est exactement ce qu'ont fait les Britanniques en commandant le Hurricane puis le Spitfire (qui partageaient tous deux le même moteur, comme le faisait aussi le chasseur biplace Defiant et le bombardier Battle).

Une partie du problème vint du fait que l'équipe du Morane-Saulnier, spécialisée dans les avions d'initiation et dans ceux de voltige, devait le succès de son précédent chasseur, le MS 225 à moteur en étoile, à deux percées techniques, celle du compresseur et celle du capot NACA (qui induisait de forts gains sur le plan aérodynamique, voir cet article).

Cependant, n'ayant jamais conçu d'avion réellement très rapide, ses ingénieurs n'avaient aucune expérience des moteurs puissants refroidis par liquides, ni, en conséquence,  des problèmes liés à leur refroidissement. 

Ils n'étaient pas d'avantage conscients que la recherche de tous les multiples petits gains aérodynamiques fait la différence entre les bons avions de chasse et les autres. 


Ils ont même abandonné leur pouvoir de décision sur leur avion aux gens des commissions. 

Ceux-ci avaient imposé leurs mitrailleuses de forteresse MAC 34 à chargeur qui, en boursouflant le bord d'attaque des ailes du MS 406, n'en améliorait pas la vitesse, bien au contraire ! 

Voilà un parfait exemple de "viscosité administrative". 

Ces mêmes personnes ont maintenu l'aberrant radiateur escamotable qui faisait prendre du poids et perdre aérodynamiquement au moins  20 km/h une fois sorti. Il suffisait pourtant de comparer les photographies du Morane 406 avec celles des autres chasseurs de cette génération pour comprendre l'incongruité de cette horrible chose. 




II - Une histoire plus triste encore Celle de l'excellent Dewoitine D.520 


Au départ, Emile Dewoitine, fragile - comme d'autres - à la propagande Allemande, avait conçu son chasseur D 513 de 1936 à partir du Heinkel 70 vu au Salon Aéronautique de Paris en 1934, alors qu'il devait ses performances (relativement) brillantes essentiellement à son état de surface exceptionnel. 

{Le He 70 avait un train escamotable et des ailes elliptiques. Si le train rétractable apportait bien un gain de l'ordre de 10 à 15% en vitesse, les ailes elliptiques furent, à tort, jugées la panacée. 

Peu après le Salon de Paris 1934, on vit fleurir les ailes elliptiques :
  • Heinkel 112 et 111 en Allemagne, ce qui était logique.
  • Seversky P 35, P43, puis leur descendant direct Republic P 47 Thunderbolt au USA,
  • PZL 50 en Pologne, 
  • Supermarine Spitfire en Angleterre,
  • Regiane 2000 en Italie,
  • Aichi D3A (Val) au Japon,
  • Mureaux 190, Potez 220, Potez 671 et Dewoitine 513 en France.
Seuls, parmi ces avions, ceux écrits en bleu ont été de vraies réussites.}

Les essais démontrèrent pourtant que cette inspiration était mauvaise (ce que Ernst Heinkel vivra également quasi simultanément avec l'échec de son He 112 face au Messerschmitt Bf 109). 

Le D 513 était affublé d'un train d'atterrissage impossible à rétracter et il était également ralenti par un monstrueux radiateur frontal. 

Très logiquement, il ne put jamais dépasser les 435 km/h et, trop court, il était particulièrement instable.

Emile Dewoitine était un vrai chef d'entreprise : Comprenant vite ses erreurs, il décida d'arrêter les frais avec le D 513 et conçut un nouveau chasseur, le futur D 520, dès la fin 1936. 

C'est alors que la "viscosité administrative" agit pour bloquer le nouveau chasseur. 

Pensez donc ! Le D 513 pouvait sûrement être affiné, devenir stable, etc. 

Nos ingénieurs décideurs de l'Etat (l'industrie aéronautique venait d'être nationalisée) imaginaient sans rire qu'ils en savaient plus qu'Emile Dewoitine qui, lui, construisait des avions depuis plus de quinze ans !!!

On a donc perdu une année entière sur un veau avant de commander enfin 2 prototypes du D 520. 

Construit très rapidement, le nouveau chasseur vola très bien dès son 1er vol, et devient vite tout à fait performant : On allait le commander en série. 


Mais la "viscosité administrative" se colla à nouveau à ce projet. 

Validé avec l'Hispano 12 Y 29 de 920 Cv à 3 600 m, les services du Ministère de l'Air imposèrent encore le moteur 12Y31 de 860 Cv à 3250 m. 

De nouveau, l'essence à 100° d'octane était refusée.

Après ce que l'on peut imaginer comme combats de chiffres pendant six mois de travaux de commissions, on finit par accorder le HS 12 Y 45 de 920 Cv à 4 200 m avec l'essence à 92°. Malheureusement, le montage de ce moteur imposait de modifier l'avion de manière importante, ce qui imposait une mise au point qui s'étala sur 6 autres mois.

Comme je l'ai écrit dans un autre message, ce refus du D 520 tel que proposé par son concepteur n'avait abouti qu'à un gain de performances dérisoire de 8 km/h et 20" pour monter à 8 000 m 


Si le D 520 n'a pas pu être le facteur significatif auquel il pouvait prétendre lors des combats de Mai-Juin 1940, c'est  justement à cause de ce damné retard entraîné dans sa mise en service. 

Imaginons ce retard évité : Les avions de reconnaissance Allemands qui cartographiaient régulièrement nos positions pendant la "Drôle de Guerre" auraient été interceptés et abattus. 

Rien que cela changeait la donne. 


III - Le problème des chars de combat puis celui des chasseurs bombardiers



Dans GBM, j'ai lu l'histoire, écrite par Stéphane Ferrard, que Renault avait proposé un char G1 totalement révolutionnaire dès 1936. Il n'a été commandé, et seulement comme prototype, que 4 ans plus tard. 

Eut-il été commandé dès le départ, la France aurait disposé en Mai 1940 d'un engin aussi dangereux pour la Wehrmacht que le T34 soviétique, avec un an d'avance sur les Russes. 

Là aussi la "viscosité administrative" avait frappé fort !



Comme bien d'autres passionnés, j'ai été très intéressé par le petit prototype Roussel 30 C1. Les performances annoncées étaient étonnantes, déjà avec la vitesse ascensionnelle (19 m/s) mais aussi avec la vitesse horizontale, plus élevée que celle du Bloch 152 dont il semblait une maquette. 

Si la puissance était moindre, le maître-couple et la traînée induite étaient encore bien moindres.


Le rapport avec le titre de ce paragraphe, c'est la bombe de 250 kg emportée, tellement grosse pour un si petit engin. 

Mais ceci confirme que ce chasseur a dû être essayé avec et que cela fonctionnait. 


Alors, puisque le concept existait et qu'il était validé, pourquoi n'avons nous pas utilisé dans cette optique nos Bloch 151

Nous en avions plus de 100 qui n'auraient eu aucun mal à emmener la même bombe (ou deux de 50 kg). 

Ils auraient pu attaquer en semi-piqué les colonnes de blindés avec plus de succès que les Morane 406 du GC I/6 bien moins résistants. Ils auraient été en plus été plus difficiles à abattre que les Bréguet 693 simplement parce qu'ils étaient nécessairement plus agiles. 


La dictatures des commission


Cette viscosité administrative vient du fait que chaque décision est contresignée par des comités qui deviennent des "institutions" ayant établi des centaines de principes directeurs qui sont autant de commandements gravés dans le marbre. 

A la différence des lois scientifiques, ces commandements ne sont jamais démontrables. 

Leur valeur est toute relative et, en s'accumulant, ils finissent par paralyser le pays. 

Que vienne un De Gaulle, celui-ci est un hérétique, on le condamne à l'exclusion avant de le condamner à mort pour de bon.








3 commentaires:

  1. Abattre les avions de reconaissance allemands auraient-ils suffit à changer significativement le déroulement des opérations ?
    Rien de moins évident. Ayant récupéré les documents personnels d'un officier allemand ayant participé à l'invasion de la france en 1940, je fus stupéfait de découvrir parmis les documents qui lui avaient été remis avant le débutde l'offensive une carte de navigation aérienne militaire (confidentielle), les plans des réseau d'eau, de téléphone et d'électricité de Troyes et de ses environs (tous documents classés...), et un certain nombre d'autres cartes routières très détaillées. Le contexte de la bataille était donc prfaitement connu des envahisseurs.
    Le problème du carburant est un problème récurrent dans la france des années 30. C'est à cette période que la première raffinerie nationale est mise en fonction. La technologie permettant de produire de l'essence à haut indice d'octane en grande quantité n'est pas à ce moment accessible en france, et les mélanges utilisant du benzol relativment instables dans le temps. Choisir de pouvoir utiliser au combat une essence standardisée peut aussi relever d'un bon sens élémentaire.
    Mais ce n'est pas 40 ou 60 cv qui auraient changé significativement les performances de ces avion. Le 12 Z arrivé bien trop tard a montré ce qu'il était possible de faire. Mais les russes avec le même moteur en avaient tiré bien plus...

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  2. Je vous suggère vivement de lire la section sur les défauts de la Darne sur le site SAM40.fr: http://sam40.fr/forces-et-faiblesses-des-armements-aeriens-mitrailleuses-legeres-et-canons-de-20-mm/


    "L’expérience de l’aéronavale, qui avait récupéré les Darne déclassées par l’Armée de l’Air devait confirmer ces défaillances : « leur fonctionnement était erratique au point que nous avions renoncé à espérer en tirer mieux que les 10 ou 12 premiers coups avant l’enrayage irrémédiable en vol », devait écrire l’amiral Mesny au sujet des Darne montées comme armement fixe sur les Vought 156, et donc ne pouvant être réarmées manuellement."

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  3. Si vous vous rapportez au texte de l'amiral Mesny tel qu'il est écrit dans le Icare de Février 1972, vous verrez qu'il met en cause le montage SUR CET AVION des 2 Darnes d'ailes (assuré "hâtivement et insuffisamment") qui induisait un enrayage fréquent. De la Darne arrière, qualifiée de "sûre", il regrette qu'elle ne soit pas plus efficace, donc il met en cause soit le fait qu'elle soit unique, soit qu'elle soit d'un calibre insuffisant. La Darne n'est donc pas en cause en elle-même.
    Pour mémoire, la mitrailleuse AN 52 des années 50 descendait directement des Darne.

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